Installé sur son tabouret de bois, Wade se sentait enfin à sa place, sa guitare sur les genoux, ses doigts sur les cordes, son regard dans l’obscurité anonyme de la foule. On était vendredi, et le vendredi, il officiait au Whiskey Blue Bar depuis déjà plus d’un mois. Ici, les gens s’affalaient sur des canapés de velours riches, leur coupe d’un alcool hors de prix à la main, pour l’écouter chanter distraitement tout en discutant avec leurs voisins. Dans cette ambiance un peu étrange, Wade se sentait parfaitement dans son élément : il était là sans l’être vraiment, concentré sur sa guitare, sa musique, et les quelques personnes pressées contre la scène, avide de ses mots et de ses rimes. Nathaniel lui avait soufflé, un soir, que quelques groupies lui demandaient parfois plus tôt dans la semaine s’il serait sur scène le vendredi soir. Wade y était, toujours, même malade, même fiévreux, il ne laisserait son tabouret à personne. A vrai dire, il le ferait même gratuitement, si le gérant n’avait pas les moyens de le payer, tant son besoin de la scène était viscéral.

Wade enchainait les quarts d’heure sereinement, sans discontinuer, prenant à peine le temps de boire entre deux chansons. Ses yeux brillaient alors qu’il entamait une nouvelle chanson de sa composition –il ne prenait que quelques commandes de reprises tous les soirs, sinon il avait l’impression de se retrouver dans un karaoké-, chanson qu’il avait composé au milieu des fleurs dans la fleuristerie de Millie, quelque chose comme la veille au matin. Sa main frappait en rythme sur le bois de sa guitare, façon gypsie, alors qu’il haranguait la foule d’un « Hey » entrainant. C’était amusant d’observer la métamorphose entre le Wade de la ville et celui de la scène : il était débordant d’énergie, capable de sauter de partout lorsque la chanson le nécessitait, un sourire illuminant souvent son visage et le regard vif. On était bien, bien loin du grand rêveur un peu timide qui était incapable de fixer son regard sur quelque chose, qui perdait le fil de la conversation le plus banal et qui oubliait une fois sur deux de se coiffer un minimum le matin. Sur scène, Wade était entier, il ne lui manquait rien, et c’était ce sentiment qui l’attirait sur les planches, aussi souvent qu’il lui était possible d’y rester.

Après plus de deux heures de show, les applaudissements redoublèrent alors qu’il saluait la foule, son feutre sur la tête et sa guitare à la main, un sourire à s’en déchirer les joues sur les lèvres, alors qu’il descendait de son estrade pour aller directement près du bar ou l’attendait une bière bien fraiche, et surtout Rory : il l’avait repéré pendant la prestation, il l’avait même vu passer d’une fille à l’autre du coin de l’œil, ce qui ne manquait pas de l’amuser : Rory avait une telle aisance en public, c’était assez exceptionnel de le voir agir avec son aplomb si naturel. Le musicien tendit sa guitare a barman pour que celui-ci la range en sécurité avant de prendre sa bière sur le comptoir et de rejoindre son ami un peu plus loin, lui tapotant sur l’épaule, non sans avoir essuyé visage en sueur auparavant, bonnes manières obligent :
- Alors, ça t’a plu ?
Question purement rhétorique, parce que ça lui importait peu : lui c’était éclaté sur scène, et rien que pour ça, rien ne pourrait entamer sa bonne humeur…